Numéro d’inventaire
Numéro principal : INV 7275
Autre numéro d'inventaire : MR 2314
Autre numéro d'inventaire : MR 2314
Collection
Artiste / Auteur / Ecole / Centre artistique
description
Dénomination / Titre
Titre : La Manne
Ancien titre : Les Israélites recueillant la manne dans le désert
Ancien titre : Les Israélites recueillant la manne dans le désert
Description / Décor
Caractéristiques matérielles
Dimensions
Hauteur : 1,49 m ; Hauteur avec accessoire : 1,86 m ; Largeur : 2 m ; Largeur avec accessoire : 2,38 m
Matière et technique
huile sur toile
Lieux et dates
Date de création / fabrication
2e quart du XVIIe siècle (1638 - 1639)
Données historiques
Historique de l'œuvre
Historique :
Peint pour Paul Fréart de Chantelou (1609-1694); Nicolas Fouquet (1615-1680), surintendant des Finances de Louis XIV ; Louis (?) Lenoir, vers 1661 ? ; acquis pour
Louis XIV, 1666 (inventaire Le Brun, no 361); château de Versailles, vestibule du Petit Appartement de Louis XIV, 1695, 1701, 1703, 1707 (cf. Lett, 2014); au Cabinet du Roi au palais du Luxembourg, 1750 (cf. McClellan, 1994); au Louvre, 1785 (inventaire Duplessis, no 119); exposé à l’ouverture du Muséum (Louvre), 1793 (no 1 du catalogue; cf. Dubreuil, 2001)
Commentaire:
C’est une des œuvres les plus célèbres de Nicolas Poussin, premier tableau peint pour celui qui deviendra son ami et mécène, Paul Fréart de Chantelou. L’artiste avait probablement trouvé le sujet et la disposition des figures dès 1638. Le 15 janvier 1639, il écrit qu’il a «fait quelques figures». Dans une lettre du 19 février au peintre Jean Lemaire, il promet l’œuvre pour la «mi-carême». Il précise que le tableau « contient, sans le paysage, trente-six ou quarante figures, et est, entre vous et moi, un tableau de cinq cent écus» et il ajoute un peu plus loin, dans la marge : «Accommodez donc l’affaire avec lui comme il vous semblera à propos. J’en désirerais encore deux cent écus d’ici.» Le 19 mars, Poussin écrit à Chantelou que le tableau est fini. Enfin, le 28 avril, l’artiste mentionne également son souhait pour le cadre : une « corniche dorée d’or mat» (cf. Correspondance Poussin, [1639-1665] éd. 1911). Comme le rappelle Chantelou en 1665, Poussin voulait pour ses tableaux des cadres sobres et dorés en or mat, comme ceux qui apparaissent à l’arrière-plan de l’Autoportrait du Louvre : « M. Poussin prie toujours qu’à ses tableaux l’on ne mette que des bordures bien simples et sans or bruni» (Chantelou, [1665] éd. 2001, p. 181). Chantelou témoigne, en 1665, que le tableau avait appartenu au surintendant des Finances, Nicolas Fouquet (cf. Chantelou, [1665] éd. 2001). On sait désormais, grâce à un document des Comptes des Bâtiments, qui possédait le tableau lorsque Colbert l’a fait acheter pour Louis XIV durant le premier semestre 1666 : c’est un certain Lenoir (cf. Vittet, 2004, et Dulong, 2008). Il s’agit probablement de Louis Lenoir, futur trésorier général des Fermes, un « ami» de Charles Le Brun, à qui il avait commandé le Serpent d’airain en 1647, tableau
aujourd’hui conservé au musée de Bristol en Angleterre. Il est donc probable que Charles Le Brun a servi d’intermédiaire lors de la vente, sans doute juste après l’arrestation de Fouquet en 1661. En effet, il occupait alors les fonctions de surintendant des Arts au service de Fouquet avec un pension annuelle de 12000 livres. Le sujet fait référence à l’épisode de la chute miraculeuse de la manne, un pain céleste permettant de nourrir les Hébreux au milieu du désert du Sinaï, un mois et demi après leur sortie d’Égypte : «et le matin il se trouva une rosée répandue tout autour du camp. Et la surface de la terre en étant couverte, on vit paraître dans le désert, quelque chose de menu et comme pilé au mortier, qui ressemblait à ces petits grains de gelée blanche qui pendant l’hiver tombent sur la terre. Ce que les enfants d’Israël ayant vu, ils se dirent l’un à l’autre : Manhu ? c’est-à-dire : Qu’est-ce que cela? car ils ne savaient ce que c’était. Moïse leur dit : c’est là le pain que le Seigneur vous donne à manger » (Ex, 16, 13-16). Mais Poussin s’est davantage inspiré des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe que de la Bible. Celle-ci mentionne la manne tombée du ciel le matin, où les Hébreux la trouvent répandue sur la terre comme une rosée, après avoir été nourris par les cailles tombées du ciel. Poussin la représente bien tombant du ciel au milieu des Hébreux, comme de la neige, conformément au récit de Flavius Josèphe. Lors de la conférence consacrée à La Manne que Charles Le Brun donna à l’Académie royale de peinture et de sculpture en novembre 1667, un détracteur anonyme de Poussin [Philippe de Champaigne?] a relevé la discordance de la composition avec le texte biblique : «il n’était pas nécessaire de peindre des gens dans une si grande langueur et moins encore de faire tomber cette viande miraculeuse de la même sorte que tombe la neige, puisqu’on la trouvait tous les matins sur terre comme une rosée» (cf. Charles Le Brun (1667) dans Lichtenstein et Michel (Ch.), 2008, I, p. 172). Poussin est en effet plus proche du récit de Flavius Josèphe, qui rapporte que Moïse lève les mains au ciel, tout comme Poussin le représente, et que Dieu fait alors pleuvoir la manne sous forme de gommes de la taille des graines de coriandre ressemblant à de la neige, comme dans le tableau de Poussin : «Car Moïse levant les mains en haut faisant son oraison, une rosée descendit du ciel en bas, de laquelle ayant pris en sa main, il vit que cela croissait à vue d’œil ; et pensant que ce fût aussi une viande offerte de la main de Dieu, il en voulut tâter […] quant à la forme, elle ressemblait à […] la gomme d’un arbre qui ressemble à l’olivier. Quant à la grosseur, elle était comme de la graine de coriandre» (cf. Flavius Josèphe, éd. 1599, p. 56-57). André Félibien, qui a transcrit la conférence de Le Brun, précise que le peintre, comme le poète, ne doit pas être contraint à une fidélité absolue au texte, mais doit avoir la liberté de rassembler les péripéties de l’histoire comme les différentes strophes d’un poème. Jacques Thuillier a tiré de ce passage une théorie des péripéties applicable à la peinture de Poussin, consistant à rompre l’unité de temps au service du récit dont les moments successifs sont représentés par des groupes distincts de personnages (cf. Thuillier, 1967b). Cette théorie permet aussi de mettre en valeur les expressions des différentes passions ressenties par les personnages. Cette expression était au cœur des préoccupations de Poussin, comme il le dit lui-même dans une lettre à Jacques Stella : «J’ai trouvé une certaine distribution pour le tableau de M. de Chantelou, et certaines attitudes naturelles qui font voir dans le peuple juif la misère et la faim où il était réduit, et aussi la joie et l’allégresse où il se trouve; l’admiration dont il est touché, le respect et la révérence qu’il a pour son législateur [Moïse], avec un mélange de femmes, d’enfants et d’hommes d’âges et de tempéraments différents, choses, comme je crois, qui ne déplairont pas à ceux qui les sauront bien lire» (cf. Correspondance Poussin, [1639-1665] éd. 1911, p. 4-5). Il ajoute le 28 avril 1639 : «lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet» (cf. Correspondance Poussin, [1639-1665] éd. 1911, p. 21). Poussin propose donc une composition à lire comme un récit animé par les passions des différents personnages, chaque groupe correspondant à un épisode, ou une «péripétie». La lumière n’est pas unie, mais formée de différents faisceaux qui font ressortir certains personnages, accentuant ainsi la fragmentation de la composition, et invitant le regard à passer de l’un à l’autre pour reconstituer le récit. La tension est accentuée par ces effets dramatiques de la lumière. L’atmosphère générale est sombre, seulement percée par quelques plages de rouge vif, de jaune et de blanc. Dans sa conférence de novembre 1667, Le Brun révèle que les proportions des personnages sont inspirées des antiques les plus célèbres. Il cite les Lutteurs Médicis pour les deux jeunes hommes qui se battent, groupe illustrant la violence et l’égoïsme humains qui empêchent de voir l’abondance de la manne répandue au sol. Par contraste, Poussin peint à gauche une femme nourrissant sa mère au sein avant même de prendre soin de son enfant. Selon Le Brun, les proportions de cette femme sont inspirées de la célèbre Niobé Médicis : «Quant à la femme qui donne la mamelle à sa mère, il [Le Brun] fit voir qu’elle tient de la figure de Niobé, que toutes les parties en sont dessinées agréablement et très correctes et qu’il y a comme dans la statue de cette reine, une beauté mâle et délicate tout ensemble qui marque une bonne naissance et qui convient à une femme de moyenâge» (cf. Charles Le Brun (1667) dans Lichtenstein et Michel (Ch.), 2008, I, p. 163). Le vieillard auprès d’elle, secouru par un jeune homme, dérive du Sénèque Borghèse (aujourd’hui au Louvre) : «Le vieillard qui est couché derrière ces femmes tire sa ressemblance de la statue du Sénèque qui est à Rome dans la vigne de Borghèse. Car M. Poussin, ayant l’esprit rempli d’une infinité de belles idées que ses longues études lui avaient acquises, a choisi l’image de ce philosophe comme la plus convenable pour bien représenter un vieillard vénérable qui paraît homme d’esprit. On y voit une belle proportion dans les membres, une apparence de nerf et une sécheresse dans la chair qui ne vient que d’une grande vieillesse et des fatigues qu’il a souffertes» (cf. Charles Le Brun (1667) dans Lichtenstein et Michel (Ch.), 2008, I, p. 163). Enfin, il y a le registre spirituel du second plan, avec le groupe de Moïse et Aaron, qui s’oppose au registre des passions humaines du premier plan, avidité et égoïsme, mais aussi générosité et charité; au second plan, Poussin nous montre les hommages rendus à Moïse et Aaron. Ces deux personnages sont inspirés non de l’antique, mais de Raphaël et des figures de Platon et Aristote dans l’École d’Athènes au Vatican (chambre de la Signature). Comme à son habitude, Poussin mêle le profane et le sacré. Son Moïse est aussi un Platon. Le savoir révélé par Moïse, qui était considéré comme l’auteur du Pentateuque, est associé à la sagesse platonicienne et à l’intuition du Dieu unique, c’est-à-dire à la Vérité encore voilée dans le monde antique. En outre, l’ensemble du sujet se prête à une lecture exégétique avec d’abord un sens allégorique : la manne, pain céleste, étant la préfiguration dans l’Ancien Testament de l’eucharistie, tout comme Moïse est la principale préfigure du Christ. Ensuite un sens moral : la fuite des Hébreux dans le désert renvoyant à la vie du chrétien, balançant entre le vice et la vertu. Enfin, il y a un sens mystique : le rocher percé à l’arrièreplan à gauche est sans doute un symbole du Christ, « pierre spirituelle» (1 Cor, 10, 4). Ce rocher est peut-être inspiré du Paysage Barberini, fresque antique découverte dans le palais Barberini, qui a été rapproché de l’antre des Nymphes, lieu de passage entre deux mondes, d’après L’Antre des Nymphes, interprétation mystique d’un passage de l’Odyssée par Porphyre (fresque copiée pour le Museo cartaceo de Cassiano dal Pozzo; cf. McTighe, 1996). La Manne a été acquise pour Louis XIV en 1666 pour 3010 livres. Elle a fait partie du décor du vestibule du Petit Appartement du roi au château de Versailles (cf. Lett, 2014). L’œuvre y était présentée en pendant de La Peste d’Asdod, de Poussin (voir INV. 7276). Afin que la symétrie soit parfaite, La Manne a été agrandie en hauteur et en largeur au même format que La Peste d’Asdod (150 × 200 cm), agrandissement qui subsiste encore aujourd’hui. Les deux tableaux ont des sujets tirés de l’Ancien Testament. Ils montrent les Philistins frappés par la maladie pour La Manne, les Hébreux affamés, mais soulagés par la nourriture miraculeuse. Appariés à Versailles, les deux tableaux le furent encore à Paris, au palais du Luxembourg (cf. McClellan, 1994). Le tableau a été gravé en contrepartie par Guillaume Chasteau pour le Cabinet du Roi, estampe offerte en 1681 à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Une estampe d’après le tableau de Poussin, probablement exécutée par Johann Hainzelmann, a été éditée par Étienne Gantrel. La composition de Poussin a été tissée pour une pièce de la tenture de l’Histoire de Moïse à la manufacture royale des Gobelins au début des années 1680 (cf. Vittet, 2011a, et Bertrand (P. F.), 2015, p. 62-80; carton de Pierre de Sève au Mobilier national ; inv. GOB 577). En 1750, avant sa présentation au Luxembourg, La Manne a été rentoilée par Marie-Jacob Godefroid (cf. Massing, 2012). Le tableau a été de nouveau restauré en 1789 par Martin. François Toussaint Hacquin et Émile Mortemart ont rentoilé le tableau en 1828, «suivant le nouveau procédé» (A.M.N., P16 1828, 27 mars). L’œuvre a été restaurée par Edgard Aillet à Montauban en 1940. Elle a été traitée en couche picturale, d’abord par Georges Zezzos en 1951, puis par Pierre Paulet en 1960. Elle a été refixée localement par Édouard Déchelette en 1986, puis par Isabelle Horovitz en 1995. Le tableau est aussi connu sous le titre Les Israélites recueillant la manne dans le désert (N. Milovanovic, 2021).
Peint pour Paul Fréart de Chantelou (1609-1694); Nicolas Fouquet (1615-1680), surintendant des Finances de Louis XIV ; Louis (?) Lenoir, vers 1661 ? ; acquis pour
Louis XIV, 1666 (inventaire Le Brun, no 361); château de Versailles, vestibule du Petit Appartement de Louis XIV, 1695, 1701, 1703, 1707 (cf. Lett, 2014); au Cabinet du Roi au palais du Luxembourg, 1750 (cf. McClellan, 1994); au Louvre, 1785 (inventaire Duplessis, no 119); exposé à l’ouverture du Muséum (Louvre), 1793 (no 1 du catalogue; cf. Dubreuil, 2001)
Commentaire:
C’est une des œuvres les plus célèbres de Nicolas Poussin, premier tableau peint pour celui qui deviendra son ami et mécène, Paul Fréart de Chantelou. L’artiste avait probablement trouvé le sujet et la disposition des figures dès 1638. Le 15 janvier 1639, il écrit qu’il a «fait quelques figures». Dans une lettre du 19 février au peintre Jean Lemaire, il promet l’œuvre pour la «mi-carême». Il précise que le tableau « contient, sans le paysage, trente-six ou quarante figures, et est, entre vous et moi, un tableau de cinq cent écus» et il ajoute un peu plus loin, dans la marge : «Accommodez donc l’affaire avec lui comme il vous semblera à propos. J’en désirerais encore deux cent écus d’ici.» Le 19 mars, Poussin écrit à Chantelou que le tableau est fini. Enfin, le 28 avril, l’artiste mentionne également son souhait pour le cadre : une « corniche dorée d’or mat» (cf. Correspondance Poussin, [1639-1665] éd. 1911). Comme le rappelle Chantelou en 1665, Poussin voulait pour ses tableaux des cadres sobres et dorés en or mat, comme ceux qui apparaissent à l’arrière-plan de l’Autoportrait du Louvre : « M. Poussin prie toujours qu’à ses tableaux l’on ne mette que des bordures bien simples et sans or bruni» (Chantelou, [1665] éd. 2001, p. 181). Chantelou témoigne, en 1665, que le tableau avait appartenu au surintendant des Finances, Nicolas Fouquet (cf. Chantelou, [1665] éd. 2001). On sait désormais, grâce à un document des Comptes des Bâtiments, qui possédait le tableau lorsque Colbert l’a fait acheter pour Louis XIV durant le premier semestre 1666 : c’est un certain Lenoir (cf. Vittet, 2004, et Dulong, 2008). Il s’agit probablement de Louis Lenoir, futur trésorier général des Fermes, un « ami» de Charles Le Brun, à qui il avait commandé le Serpent d’airain en 1647, tableau
aujourd’hui conservé au musée de Bristol en Angleterre. Il est donc probable que Charles Le Brun a servi d’intermédiaire lors de la vente, sans doute juste après l’arrestation de Fouquet en 1661. En effet, il occupait alors les fonctions de surintendant des Arts au service de Fouquet avec un pension annuelle de 12000 livres. Le sujet fait référence à l’épisode de la chute miraculeuse de la manne, un pain céleste permettant de nourrir les Hébreux au milieu du désert du Sinaï, un mois et demi après leur sortie d’Égypte : «et le matin il se trouva une rosée répandue tout autour du camp. Et la surface de la terre en étant couverte, on vit paraître dans le désert, quelque chose de menu et comme pilé au mortier, qui ressemblait à ces petits grains de gelée blanche qui pendant l’hiver tombent sur la terre. Ce que les enfants d’Israël ayant vu, ils se dirent l’un à l’autre : Manhu ? c’est-à-dire : Qu’est-ce que cela? car ils ne savaient ce que c’était. Moïse leur dit : c’est là le pain que le Seigneur vous donne à manger » (Ex, 16, 13-16). Mais Poussin s’est davantage inspiré des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe que de la Bible. Celle-ci mentionne la manne tombée du ciel le matin, où les Hébreux la trouvent répandue sur la terre comme une rosée, après avoir été nourris par les cailles tombées du ciel. Poussin la représente bien tombant du ciel au milieu des Hébreux, comme de la neige, conformément au récit de Flavius Josèphe. Lors de la conférence consacrée à La Manne que Charles Le Brun donna à l’Académie royale de peinture et de sculpture en novembre 1667, un détracteur anonyme de Poussin [Philippe de Champaigne?] a relevé la discordance de la composition avec le texte biblique : «il n’était pas nécessaire de peindre des gens dans une si grande langueur et moins encore de faire tomber cette viande miraculeuse de la même sorte que tombe la neige, puisqu’on la trouvait tous les matins sur terre comme une rosée» (cf. Charles Le Brun (1667) dans Lichtenstein et Michel (Ch.), 2008, I, p. 172). Poussin est en effet plus proche du récit de Flavius Josèphe, qui rapporte que Moïse lève les mains au ciel, tout comme Poussin le représente, et que Dieu fait alors pleuvoir la manne sous forme de gommes de la taille des graines de coriandre ressemblant à de la neige, comme dans le tableau de Poussin : «Car Moïse levant les mains en haut faisant son oraison, une rosée descendit du ciel en bas, de laquelle ayant pris en sa main, il vit que cela croissait à vue d’œil ; et pensant que ce fût aussi une viande offerte de la main de Dieu, il en voulut tâter […] quant à la forme, elle ressemblait à […] la gomme d’un arbre qui ressemble à l’olivier. Quant à la grosseur, elle était comme de la graine de coriandre» (cf. Flavius Josèphe, éd. 1599, p. 56-57). André Félibien, qui a transcrit la conférence de Le Brun, précise que le peintre, comme le poète, ne doit pas être contraint à une fidélité absolue au texte, mais doit avoir la liberté de rassembler les péripéties de l’histoire comme les différentes strophes d’un poème. Jacques Thuillier a tiré de ce passage une théorie des péripéties applicable à la peinture de Poussin, consistant à rompre l’unité de temps au service du récit dont les moments successifs sont représentés par des groupes distincts de personnages (cf. Thuillier, 1967b). Cette théorie permet aussi de mettre en valeur les expressions des différentes passions ressenties par les personnages. Cette expression était au cœur des préoccupations de Poussin, comme il le dit lui-même dans une lettre à Jacques Stella : «J’ai trouvé une certaine distribution pour le tableau de M. de Chantelou, et certaines attitudes naturelles qui font voir dans le peuple juif la misère et la faim où il était réduit, et aussi la joie et l’allégresse où il se trouve; l’admiration dont il est touché, le respect et la révérence qu’il a pour son législateur [Moïse], avec un mélange de femmes, d’enfants et d’hommes d’âges et de tempéraments différents, choses, comme je crois, qui ne déplairont pas à ceux qui les sauront bien lire» (cf. Correspondance Poussin, [1639-1665] éd. 1911, p. 4-5). Il ajoute le 28 avril 1639 : «lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet» (cf. Correspondance Poussin, [1639-1665] éd. 1911, p. 21). Poussin propose donc une composition à lire comme un récit animé par les passions des différents personnages, chaque groupe correspondant à un épisode, ou une «péripétie». La lumière n’est pas unie, mais formée de différents faisceaux qui font ressortir certains personnages, accentuant ainsi la fragmentation de la composition, et invitant le regard à passer de l’un à l’autre pour reconstituer le récit. La tension est accentuée par ces effets dramatiques de la lumière. L’atmosphère générale est sombre, seulement percée par quelques plages de rouge vif, de jaune et de blanc. Dans sa conférence de novembre 1667, Le Brun révèle que les proportions des personnages sont inspirées des antiques les plus célèbres. Il cite les Lutteurs Médicis pour les deux jeunes hommes qui se battent, groupe illustrant la violence et l’égoïsme humains qui empêchent de voir l’abondance de la manne répandue au sol. Par contraste, Poussin peint à gauche une femme nourrissant sa mère au sein avant même de prendre soin de son enfant. Selon Le Brun, les proportions de cette femme sont inspirées de la célèbre Niobé Médicis : «Quant à la femme qui donne la mamelle à sa mère, il [Le Brun] fit voir qu’elle tient de la figure de Niobé, que toutes les parties en sont dessinées agréablement et très correctes et qu’il y a comme dans la statue de cette reine, une beauté mâle et délicate tout ensemble qui marque une bonne naissance et qui convient à une femme de moyenâge» (cf. Charles Le Brun (1667) dans Lichtenstein et Michel (Ch.), 2008, I, p. 163). Le vieillard auprès d’elle, secouru par un jeune homme, dérive du Sénèque Borghèse (aujourd’hui au Louvre) : «Le vieillard qui est couché derrière ces femmes tire sa ressemblance de la statue du Sénèque qui est à Rome dans la vigne de Borghèse. Car M. Poussin, ayant l’esprit rempli d’une infinité de belles idées que ses longues études lui avaient acquises, a choisi l’image de ce philosophe comme la plus convenable pour bien représenter un vieillard vénérable qui paraît homme d’esprit. On y voit une belle proportion dans les membres, une apparence de nerf et une sécheresse dans la chair qui ne vient que d’une grande vieillesse et des fatigues qu’il a souffertes» (cf. Charles Le Brun (1667) dans Lichtenstein et Michel (Ch.), 2008, I, p. 163). Enfin, il y a le registre spirituel du second plan, avec le groupe de Moïse et Aaron, qui s’oppose au registre des passions humaines du premier plan, avidité et égoïsme, mais aussi générosité et charité; au second plan, Poussin nous montre les hommages rendus à Moïse et Aaron. Ces deux personnages sont inspirés non de l’antique, mais de Raphaël et des figures de Platon et Aristote dans l’École d’Athènes au Vatican (chambre de la Signature). Comme à son habitude, Poussin mêle le profane et le sacré. Son Moïse est aussi un Platon. Le savoir révélé par Moïse, qui était considéré comme l’auteur du Pentateuque, est associé à la sagesse platonicienne et à l’intuition du Dieu unique, c’est-à-dire à la Vérité encore voilée dans le monde antique. En outre, l’ensemble du sujet se prête à une lecture exégétique avec d’abord un sens allégorique : la manne, pain céleste, étant la préfiguration dans l’Ancien Testament de l’eucharistie, tout comme Moïse est la principale préfigure du Christ. Ensuite un sens moral : la fuite des Hébreux dans le désert renvoyant à la vie du chrétien, balançant entre le vice et la vertu. Enfin, il y a un sens mystique : le rocher percé à l’arrièreplan à gauche est sans doute un symbole du Christ, « pierre spirituelle» (1 Cor, 10, 4). Ce rocher est peut-être inspiré du Paysage Barberini, fresque antique découverte dans le palais Barberini, qui a été rapproché de l’antre des Nymphes, lieu de passage entre deux mondes, d’après L’Antre des Nymphes, interprétation mystique d’un passage de l’Odyssée par Porphyre (fresque copiée pour le Museo cartaceo de Cassiano dal Pozzo; cf. McTighe, 1996). La Manne a été acquise pour Louis XIV en 1666 pour 3010 livres. Elle a fait partie du décor du vestibule du Petit Appartement du roi au château de Versailles (cf. Lett, 2014). L’œuvre y était présentée en pendant de La Peste d’Asdod, de Poussin (voir INV. 7276). Afin que la symétrie soit parfaite, La Manne a été agrandie en hauteur et en largeur au même format que La Peste d’Asdod (150 × 200 cm), agrandissement qui subsiste encore aujourd’hui. Les deux tableaux ont des sujets tirés de l’Ancien Testament. Ils montrent les Philistins frappés par la maladie pour La Manne, les Hébreux affamés, mais soulagés par la nourriture miraculeuse. Appariés à Versailles, les deux tableaux le furent encore à Paris, au palais du Luxembourg (cf. McClellan, 1994). Le tableau a été gravé en contrepartie par Guillaume Chasteau pour le Cabinet du Roi, estampe offerte en 1681 à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Une estampe d’après le tableau de Poussin, probablement exécutée par Johann Hainzelmann, a été éditée par Étienne Gantrel. La composition de Poussin a été tissée pour une pièce de la tenture de l’Histoire de Moïse à la manufacture royale des Gobelins au début des années 1680 (cf. Vittet, 2011a, et Bertrand (P. F.), 2015, p. 62-80; carton de Pierre de Sève au Mobilier national ; inv. GOB 577). En 1750, avant sa présentation au Luxembourg, La Manne a été rentoilée par Marie-Jacob Godefroid (cf. Massing, 2012). Le tableau a été de nouveau restauré en 1789 par Martin. François Toussaint Hacquin et Émile Mortemart ont rentoilé le tableau en 1828, «suivant le nouveau procédé» (A.M.N., P16 1828, 27 mars). L’œuvre a été restaurée par Edgard Aillet à Montauban en 1940. Elle a été traitée en couche picturale, d’abord par Georges Zezzos en 1951, puis par Pierre Paulet en 1960. Elle a été refixée localement par Édouard Déchelette en 1986, puis par Isabelle Horovitz en 1995. Le tableau est aussi connu sous le titre Les Israélites recueillant la manne dans le désert (N. Milovanovic, 2021).
Détenteur précédent / commanditaire / dédicataire
M. Fréart de Chantelou, Paul, Commanditaire
Fouquet, Nicolas, Propriétaire
Louis XIV, roi de France, Propriétaire, 1661
Fouquet, Nicolas, Propriétaire
Louis XIV, roi de France, Propriétaire, 1661
Mode d’acquisition
entrée - Collection de Louis XIV
Propriétaire
Etat
Affectataire
Musée du Louvre, Département des Peintures
Localisation de l'œuvre
Emplacement actuel
Richelieu, [Peint] Salle 825 - Nicolas Poussin (1594-1665) : les chefs-d’œuvre
Index
Mode d'acquisition
Bibliographie
- Milovanovic, Nicolas, Peintures françaises du XVIIe du musée du Louvre, Editions Gallimard / Musée du Louvre Editions, 2021, p. 182-184, ill. coul., n°408
- Marandet, François, « Nicolas Loir : œuvres inédites et classements erronés », Bulletin du musée hongrois des Beaux-Arts, 125, 2020, pp. 127-150, p. 147
- Terreaux, Clara, « Pierre-Alexis Ponce de La Feuille, collectionneur de Poussin au Grand Siècle », Revue de l'art, n° 198, 2017, p. 37-54, p. 43, 44, fig. 7 couleurs
- Burchard, Wolf, The sovereign artist: Charles Le Brun and the Image of Louis XIV, Londres, Paul Holberton Publishing, 2016, p. 91, 93, 98, 101, fig. 60 (coul.)
- Germer, Stefan, Art-Pouvoir-Discours. La carrière intellectuelle d'André Félibien dans la France de Louis XIV, vol. 54, Paris, Maison des sciences de l'homme, (Collection Passages/Passagen), 2016, p. 321, 328, 343-344, 430, 526, 533
- Gady, Bénédicte ; Milovanovic, Nicolas (dir.), Charles Le Brun (1619-1690), cat. exp. (Louvre-Lens, du 18 mai au 29 août 2016), Lens, Lienart / Louvre-Lens, 2016, p. 29, 40, 172, 174, 176, fig. 1
- Bonfait, Olivier, Poussin et Louis XIV: Peinture et Monarchie dans la France du Grand Siècle, Paris, Hazan, 2015, p. 8, 45, 97, 126, 128, 136, 144, 150, 152, 155-156, 160, 182, 232, n° 12 (coul.)
- Bertrand, Pascal-François, La peinture tissée: théorie de l'art et tapisseries des Gobelins sous Louis XIV, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 19, 66, 69, 71-73, Fig. 64
- Rosenberg, Pierre, Nicolas Poussin : les tableaux du Louvre, Paris, Louvre éditions/ Somogy, 2015, p. 160-169, coul., n° 16
- Szanto, Mickaël ; Milovanovic, Nicolas (dir.), Poussin et Dieu, cat. exp. (Paris, musée du Louvre, 30 mars - 29 juin 2015), Paris, Hazan/ Louvre éditions, 2015, p. 59, 134, 138-139, 141, 178, 224-226, 250-254, 381, 458, 462, fig. 126, cat. 30
- Volpi, Caterina, Salvator Rosa (1615-1673) "pittore famoso", Rome, Ugo Bozzi Editore, 2014, p. 69, fig. 61 (coul.)
- Kirchner, Thomas, "Les Reines de Perse aux pieds d'Alexandre" de Charles Le Brun: Tableau-manifeste de l'art français du XVIIe siècle, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2013, p. 36, 42, 50, 53
- Massing, Ann, Painting Restoration Before La Restauration: The Origins of the Profession in France, Cambridge, Harvey Miller Publishers, 2012, p. 261
- Poussin et Moïse. Du dessin à la tapisserie, 1, cat. exp. (Rome, Villa Médicis, 7 avril - 5 juin 2011/ Bordeaux, Musée des Beaux-Arts, 30 juin - 26 septembre 2011), Rome, Drago, 2011,
- Poussin et Moïse. Du dessin à la tapisserie, 2, cat. exp. (Rome, Villa Médicis, 7 avril - 5 juin 2011/ Bordeaux, Musée des Beaux-Arts, 30 juin - 26 septembre 2011), Rome, Drago, 2011, p. 60-61, fig. 9 (coul.)
- Lobstein, Dominique, « Copies, transpositions et interprétations sur les cimaises officielles (1864-1870) (II) », Les Cahiers d'Histoire de l'Art, n°9, 2011, p. 89-110, p. 92
- Lichtenstein, Jacqueline ; Michel, Christian, Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture. Tome II.Les conférencesau temps de Guillet de Saint Georges, 1682-1699, Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, Beaux-arts de Paris les éditions, 2008, p. 163 (t.I)
- Chantelou, Paul Fréart de, Journal de voyage du cavalier Bernin en France, ed. Macula, 2001, p. 181
- Loire, Stéphane, Musée du Louvre. Peintures françaises. XIVe-XVIIe siècles. Guide de visite, Paris, Réunion des musées nationaux, 1989, p. 57, ill. coul.
- Compin, Isabelle ; Roquebert, Anne, Catalogue sommaire illustré des peintures du musée du Louvre et du musée d'Orsay. IV. Ecole française, L-Z, Paris, R.M.N., 1986, p. 142, ill. n&b
- Compin, Isabelle ; Reynaud, Nicole ; Rosenberg, Pierre, Musée du Louvre. Catalogue illustré des peintures. Ecole française. XVIIe et XVIIIe siècles : II, M-Z, Paris, Musées nationaux, 1974, p. 55, 211, fig. 661, n° 661
- Compin, Isabelle ; Reynaud, Nicole, Catalogue des peintures du musée du Louvre. I, Ecole française, Paris, R.M.N., 1972, p. 300
- Brière, Gaston, Musée national du Louvre. Catalogue des peintures exposées dans les galeries. I.Ecole française, Paris, Musées nationaux, 1924, p. 204, n° 709
- Rosenberg, Pierre, « Poussin and God », The Burlington Magazine, 157, 1349, 2015, août, p. 561-563, p. 562
- Loire, Stéphane, « Le Salon de 1673 », Bulletin de la Société de l'histoire de l'art français, (1992) 1993, p. 31-68, p. 51
Expositions
- Poussin et Dieu, Napoléon, Exposition Temporaire sous pyramide, 30/03/2015 - 29/06/2015
- Poussin, Londres (Royaume Uni), Royal Academy of Arts, 19/01/1995 - 13/04/1995, étape d'une exposition itinérante
- Poussin, Paris (France), Galeries nationales du Grand Palais, 27/09/1994 - 02/01/1995, étape d'une exposition itinérante
- L'allégorie dans la peinture, la représentation de la charité au XVIIe siècle, Caen (France), Musée des Beaux-Arts, 27/06/1986 - 13/10/1986
Dernière mise à jour le 04.04.2022
Le contenu de cette notice ne reflète pas nécessairement le dernier état des connaissances
Le contenu de cette notice ne reflète pas nécessairement le dernier état des connaissances