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La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, dit La Sainte Anne
1503 / 1519 (1e quart du XVIe siècle)
INV 776 ; MR 319
Département des Peintures
Actuellement visible au Louvre
Salle 710
Aile Denon, Niveau 1
Numéro d’inventaire
Numéro principal : INV 776
Autre numéro d'inventaire : MR 319
Autre numéro d'inventaire : MR 319
Collection
Artiste / Auteur / Ecole / Centre artistique
Léonard de Vinci (Leonardo di ser Piero da Vinci, dit Leonardo da Vinci)
(Vinci (Florence), 1452 - Amboise, 1519)
Italie École de
Italie École de
description
Dénomination / Titre
Titre : La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, dit La Sainte Anne
Description / Décor
Caractéristiques matérielles
Dimensions
Hauteur : 1,68 m ; Hauteur avec accessoire : 2,075 m ; Largeur : 1,13 m (agrandi plus tard : 1,3m actuellement) ; Largeur avec accessoire : 1,54 m
Matière et technique
huile sur bois (peuplier)
Lieux et dates
Date de création / fabrication
1e quart du XVIe siècle (vers 1503 - 1519)
Données historiques
Historique de l'œuvre
Provenance :
Ce tableau fut commencé vers 1503 au moins, à Florence, puis fut conservé par Léonard de Vinci jusqu'à sa mort pour en poursuivre lentement l'exécution picturale, toujours inachevée en 1519 ; l'oeuvre fut très probablement acquise par François Ier en 1518.
Commentaire :
Une création florentine
Plusieurs documents permettent de situer la conception de la Sainte Anne à Florence, au tout début du xvie siècle. Le 27 mars 1501, la marquise Isabelle d’Este écrit au carme Fra’ Pietro da Novellara, qui réside alors à Florence, pour lui demander des informations au sujet de Léonard, qu’elle sollicite pour divers projets :
« Révérend Père, si Léonard florentin se retrouve à Florence, nous vous prions de vouloir vous informer sur sa vie, c’est-à-dire s’il a commencé quelque œuvre, comme on nous l’a indiqué, et de quelle œuvre il s’agit. »
Manifestement, la renommée d’un nouvel ouvrage de Léonard était parvenue jusqu’à Mantoue et Isabelle voulait donc en savoir davantage, sans doute dans l’espoir d’obtenir tout de même des œuvres du maître qu’elle désirait ardemment. Fra’ Pietro lui répond le 3 avril :
« La vie de Léonard est changeante et si fort indéterminée qu’il paraît vivre au jour le jour. Il a seulement fait depuis qu’il est à Florence l’esquisse d’un carton ; ce carton représente le Christ enfant âgé environ d’un an, qui, près de s’échapper des bras de sa mère, saisit un agneau et parait l’étreindre. La mère, se levant presque du giron de sainte Anne, saisit l’Enfant pour le séparer de l’agnelet (animal sacrificiel) qui signifie la Passion. Sainte Anne, se levant quelque peu de son séant, paraît vouloir retenir sa fille de séparer l’Enfant de l’agnelet, ce qui veut sans doute figurer l’Église, qui ne saurait vouloir que la Passion du Christ fût empêchée. Et ces figures ont la grandeur du naturel mais tiennent sur un petit carton parce qu’elles sont toutes ou assises ou courbées, et que l’une se tient quelque peu devant l’autre à main gauche. Et cette esquisse n’est pas encore finie. Il n’a rien fait d’autre, sinon que deux siens garçons tirent des copies et que lui y met parfois la main. Il s’adonne fort à la géométrie, souffre très mal le pinceau. »
Le 14 avril, Fra’ Pietro écrit une seconde lettre à la marquise, dans laquelle il évoque cette fois la Vierge aux fuseaux destinée à Florimond Robertet, et un engagement non précisé auprès du roi de France dont l’artiste souhaite s’acquitter en un mois. Ce témoignage devrait suffire à contester l’idée que la Sainte Anne fut demandée à l’artiste par Louis XII en 1499, une hypothèse qui s’est largement développée ces dernières années. Comment Fra’ Pietro, qui livre une longue description du carton de la Sainte Anne, aurait-il pu oublier de préciser à Isabelle d’Este que l’œuvre était destinée au roi de France, alors qu’il l’informe que la petite Vierge aux fuseaux est conçue pour « un certain Robertet » ? Comment expliquer aussi, quelques années plus tard, en janvier 1507, la réaction de Louis XII, lorsque après avoir admiré un petit tableau de Léonard à peine arrivé en France, il convoque l’ambassadeur de Florence, Francesco Pandolfini, pour l’aviser de son souhait d’obtenir à son tour une œuvre du maître, « de petits tableaux de Notre Dame » ou son portrait ? Le roi aurait-il donc oublié qu’il l’avait déjà sollicité pour la Sainte Anne en 1499 ? Il faut en fait abandonner définitivement l’idée que la Sainte Anne ait été commandée vers 1499 par le roi Louis XII.
Dans l’état actuel de nos connaissances, il est plus raisonnable de relier la Sainte Anne au contexte florentin, comme nous y invitent la lettre de Fra’ Pietro en 1501 et la biographie de Léonard par Giorgio Vasari, publiée en 1550 :
« Il revint à Florence, où il découvrit que les frères servites avaient confié à Filippino la commande du tableau de l’autel majeur de la Nunziata, ce pourquoi Lionardo fit savoir qu’il eût volontiers entrepris pareil ouvrage. D’où vient que Filippino, l’ayant appris, gracieux comme il l’était, se retira de l’affaire et que les frères, afin que Lionardo peignît le tableau, le prirent chez eux, réglant ses dépenses et celles de tous ses familiers. Et c’est ainsi qu’il les promena longtemps, et ne commença jamais rien. Entre-temps, il fit un carton où figuraient une Vierge et une sainte Anne avec un Christ, qui non seulement émerveilla tous les artistes, mais que, lorsqu’il fut fini, deux jours durant, les hommes et les femmes, les jeunes et les vieilles gens, ne cessèrent d’aller visiter dans la salle où il se trouvait, comme l’on se rend aux fêtes solennelles, afin de voir les merveilles de Lionardo, lesquelles frappèrent tout ce monde de stupeur. Pour ce que l’on voyait, sur le visage de cette Madone, tout cela qui, de simple et de beau, peut simplement et bellement revêtir de grâce une mère du Christ, car il voulait montrer la modestie, l’humilité, qui étaient celles d’une Vierge transportée d’allégresse à la vue de la beauté de son fils, qu’elle portait avec tendresse sur son sein, alors que de ses très chastes regards baissés elle suivait un saint Jean petit enfant qui s’en allait jouer avec un agneau, non sans le sourire d’une sainte Anne qui, comble de joie, voyait sa progéniture terrestre devenue céleste. Considérations, assurément, de l’intellect et du génie de Lionardo. »
Depuis le soulèvement des Florentins contre Gautier de Brienne, duc d’Athènes, le 26 juillet 1343, jour de la fête de sainte Anne, la cité vouait un culte particulier à la mère de la Vierge, considérée comme la protectrice de la République. Après l’exil des Médicis en 1494, les honneurs rendus à la sainte s’étaient de nouveau multipliés. L’œuvre de Léonard s’inscrit parfaitement dans ce contexte de restauration du gouvernement républicain, auquel l’artiste a participé avec l’exécution de la Bataille d’Anghiari dès 1503, et possiblement avec le Salvator mundi qui est une autre iconographie privilégiée par la République de Florence.
Les historiens ont échafaudé différentes hypothèses sur une possible commande florentine. Anciennement, on s’est appuyé sur la biographie de Vasari pour affirmer que Léonard avait conçu sa Sainte Anne pour le maître-autel de l’église de la Santissima Annunziata à Florence. Non seulement cette proposition est fondée sur une lecture erronée du texte, mais elle est aussi invalidée par les dimensions du retable construit dans l’église à partir de 1500 et qui devait accueillir des tableaux deux fois plus hauts que celui de Léonard. Il a également été imaginé que l’artiste avait peint la Sainte Anne pour la salle du Grand Conseil au palais de la Seigneurie. L’idée n’est guère convaincante car il serait étonnant qu’une commande aussi prestigieuse n’ait laissé aucune trace dans les archives de la ville. En outre, la peinture commencée en 1510 par Fra’ Bartolomeo pour ce lieu est à l’échelle de l’immense espace et mesure trois mètres de haut de plus que la Sainte Anne.
Le silence de Fra’ Pietro sur le commanditaire nous invite à penser que l’artiste a entrepris cette œuvre de sa propre initiative. À son retour à Florence en 1500, Léonard jouissait d’une extraordinaire réputation, après l’exécution de la monumentale Cène peinte à Santa Maria delle Grazie. Pour démontrer son génie et marquer sa place sur la scène artistique, il aurait judicieusement choisi ce sujet célébrant la République restaurée depuis le départ des Médicis en 1494.
Le carton de Londres et le tableau du Louvre, un débat historiographique
La Sainte Anne est l’une des compositions de l’artiste pour lesquelles nous conservons le plus grand nombre de feuilles préparatoires, ce qui permet de préciser les différentes étapes du projet. Sont conservés trois dessins de composition, le grand carton de Londres et treize études de détail. Il a régné une certaine confusion sur la datation de ces dessins préparatoires, comme du carton et de la peinture. En 2012, à l’occasion d’une exposition consacrée au tableau à peine restauré, nous avons proposé une reconstitution de cette longue gestation qui se fonde sur les documents d’archives, le classement des dessins préparatoires, l’étude scientifique du panneau du Louvre et l’analyse des copies. Nous en proposons ici la synthèse.
Des réflexions de Léonard sur le thème de sainte Anne, nous connaissons aujourd’hui deux compositions principales : le carton de la National Gallery à Londres et le tableau du Louvre. Le premier représente sainte Anne, la Vierge tenant entre ses bras son Fils qui bénit le petit saint Jean Baptiste. Dominant l’échange entre les deux enfants, la main gauche de sainte Anne indique le ciel. Par ce signe, elle révèle le sens profond de la bénédiction : l’acceptation par Jésus de son sacrifice, dont il confie l’annonce à saint Jean Baptiste, le dernier des prophètes, qui prépare la venue du Messie. La grand-mère observe sa fille et lui sourit pour l’inciter à approuver ce destin tragique. Car Marie soutient Jésus d’une façon ambiguë qui peut être interprétée comme un geste d’offrande aussi bien que de retenue. Seul son sourire indique qu’elle accepte la mort de son Fils pour le salut de l’humanité. Dans le tableau du Louvre, saint Jean Baptiste disparaît. L’Enfant Jésus est désormais à terre et saisit un agneau, animal destiné au sacrifice qui symbolise sa propre fin. Le mouvement de la Vierge est de nouveau indécis, entre offrande et retenue de sa progéniture.
L’historiographie a toujours retenu que le carton de Londres constituait un projet lié au tableau du Louvre, même si rien ne le prouve. Cela est tout à fait vraisemblable car l’échelle, l’éclairage et la signification des deux compositions sont similaires. Pendant longtemps, la lettre de Fra’ Pietro da Novellara décrivant, en avril 1501, une composition très proche de celle du tableau du Louvre a fourni un repère autour duquel on a placé fort logiquement les deux schémas : avant la lettre, le carton de Londres, de composition différente et jamais mis en peinture ; après la lettre, la peinture du Louvre, qui était considérée comme l’aboutissement du carton décrit par Fra’ Pietro.
Mais en 1950, Arthur E. Popham et Philip Pouncey ont prudemment avancé l’hypothèse selon laquelle le carton de Burlington House pouvait être un « subtil développement » de celui décrit en 1501. Ils proposèrent d’en situer l’exécution toujours à Florence, mais entre 1501 et 1505. Ils ont fondé leur argumentation principalement sur l’analyse du dessin préparatoire au carton de Londres, conservé au British Museum. Les deux auteurs ont souligné que les dessins techniques de roues dans ce dessin s’apparentaient à ceux que l’on trouve sur le folio 165 r du Codex Arundel et sur la feuille RL 12328 de Windsor, qu’ils datent vers 1505 en raison de la présence de croquis liés à la Bataille d’Anghiari. Dans leur hypothèse, le tableau du Louvre demeurait tout de même la conclusion de l’histoire, puisqu’ils en plaçaient l’exécution à Milan vers 1510. Carlo Pedretti a développé cette idée, allant jusqu’à dater le dessin du British Museum et le carton de Londres vers 1508-1509, tout comme la peinture. Il a insisté sur la comparaison des croquis techniques de la feuille du British Museum avec le Codex Arundel et avec d’autres études scientifiques du Manuscrit F comportant la date de 1508.
Ces rapprochements ont été très justement contestés, car Léonard a très bien pu ajouter dans un second temps les croquis techniques sur le dessin du British Museum. Par ailleurs, nous ne pouvons pas déterminer précisément les années durant lesquelles il s’est intéressé à la question des roues à engrenage. Même les historiens convaincus par la datation tardive du dessin du British Museum et du carton de Burlington House ont reconnu le caractère réfutable de l’argument des annotations techniques et ont préféré justifier leur position par l’analyse stylistique de l’œuvre, ce qui, cette fois encore, n’a conduit à aucun consensus.
Le déroulement de l’histoire de la Sainte Anne proposé par Popham et Pouncey puis Pedretti et par ceux qui ont suivi leur avis présente une succession des projets particulièrement complexe : Léonard aurait conçu en 1501 un carton à la composition très proche de celle du tableau du Louvre. Il l’aurait ensuite abandonné pour un nouveau schéma, le carton de Londres, élaboré entre 1501 et 1509. Et finalement, il l’aurait écarté au profit de la première idée, mise en peinture à partir de 1508-1510 dans le panneau du Louvre.
La découverte de la note d’Agostino Vespucci
La découverte en 2005 dans la bibliothèque de Heidelberg d’un document inédit attestant que la peinture était déjà commencée en octobre 1503 est venue mettre à mal l’hypothèse d’une datation tardive du carton de Londres. Il s’agit d’une note manuscrite d’Agostino Vespucci, collaborateur de Machiavel à la chancellerie de Florence. Vespucci connaissait certainement Léonard, pour lequel il traduisit un texte latin sur la bataille d’Anghiari. En lisant un passage des Lettres familières de Cicéron où il est fait allusion au peintre de l’Antiquité Apelle, qui avait laissé une peinture de Vénus inachevée, il nota dans la marge de son livre :
« Ainsi fait Léonard de Vinci dans toutes ses peintures. Comme est la Tête de Lisa del Giocondo, et celle d’Anne, mère de la Vierge. Nous verrons ce qu’il fera pour la salle du Grand Conseil dont il est déjà convenu avec le gonfalonier. Octobre 1503 »
Cette annotation a révélé une information essentielle pour l’histoire de la Sainte Anne, le début très précoce de son exécution, au plus tard en octobre 1503. Cela a permis d’infirmer l’idée alors admise depuis longtemps selon laquelle l’œuvre daterait de la seconde période milanaise de l’artiste, à partir de 1508. Désormais, on comprend que le maître passa plus de temps à peindre son tableau qu’à rechercher par le dessin la composition idéale. On avait en effet souvent supposé qu’il avait longuement hésité entre différents schémas, avant de peindre le panneau du Louvre.
Avec ce nouveau document, on peut persister, pour des raisons stylistiques, à dater le carton de Londres vers 1508, mais il faut croire alors que, tout en poursuivant l’exécution picturale du tableau du Louvre, le maître aurait imaginé une nouvelle composition sur le même thème, et qu’il ne l’aurait développée qu’au stade d’un carton inachevé. Le carton de Londres serait ainsi lié à un tout autre projet que celui de la Sainte Anne du Louvre.
Dans l’état actuel de nos connaissances, il nous semble plus raisonnable de penser que le carton de Londres est bien la première idée mise en œuvre par Léonard, vraisemblablement vers 1500, après son arrivée à Florence et avant avril 1501, date à laquelle il conçoit un carton de composition différente.
L’iconographie de sainte Anne tierce
Au cours des xiiie et xive siècles, l’intensification des débats sur la nature de la conception de Marie a favorisé l’essor du culte rendu à sa mère, sainte Anne. Outre les épisodes de la vie de la Vierge dans lesquels elle figure, apparaît aussi une image regroupant l’Enfant Jésus, sa mère et sa grand-mère. Selon les différentes traditions connues, sainte Anne mourut avant la naissance du Christ. Cette iconographie n’est donc pas historique mais symbolique. Elle inscrit l’Incarnation de Dieu au sein d’une lignée dont la sainteté est en quelque sorte révélée par l’analogie formelle avec la Trinité céleste composée de Dieu le Père, de son fils Jésus et de l’Esprit Saint, d’où l’appellation de « Sainte Anne trinitaire » qui fait toutefois l’objet de débats, certains privilégiant l’expression de « Sainte Anne tierce ».
Les premières représentations de sainte Anne tierce adoptent un schéma vertical très strict, avec les trois personnages imbriqués l’un derrière l’autre, ce qui constitue une démonstration théologique visuelle d’une conception miraculeuse sur deux générations. Avec le temps, la rigueur de composition des premières sainte Anne trinitaire s’assouplit, pour enrichir le sujet de nouveaux contenus. En déplaçant légèrement la Vierge sur un côté, l’Enfant peut désormais avoir un contact direct avec sa grand-mère. Une narration peut ainsi s’immiscer dans l’image et transforme le concept de Trinité terrestre en scène familiale. De l’introduction d’une action résulte un second schéma de composition, horizontal cette fois, qui pousse jusqu’au bout la tendance à désaxer la Vierge par rapport à sainte Anne. L’attention se concentre souvent sur un événement en apparence anecdotique de la vie quotidienne du petit Jésus, qui cache en réalité un message symbolique : l’apprentissage de la lecture est l’occasion de lui révéler sa Passion future, la pomme ou la grappe de raisin qu’on lui tend pour le nourrir sont des fruits symboliques de son nécessaire sacrifice.
Vers 1500, l’expérience du carton de Londres
Léonard se montre d’abord séduit par la clarté d’une disposition horizontale. Dans le carton de Londres, les corps et les têtes des deux mères sont placés à la même hauteur, mais l’artiste a assis la Vierge à moitié sur les jambes de sainte Anne, comme dans les compositions verticales. Ce renouvellement expérimental de l’iconographie traditionnelle par la fusion des deux schémas habituels transforme étrangement les deux mères en sœurs siamoises, d’autant que leurs visages paraissent également juvéniles. On décèle dans la structure de cette composition le souvenir des saintes conversations du Quattrocento. Les mouvements tournoyants de la Vierge, de l’Enfant Jésus et du Baptiste s’organisent en effet autour de la figure stable et centrale de sainte Anne. La pose de l’Enfant Jésus bénissant et allongé au-dessus des jambes de son aïeule est elle aussi caractéristique de ces anciens modèles. On la retrouve par exemple, dans la Pala Sforzesca, commandée en 1494 par Ludovic le More pour l’église milanaise de Sant’Ambrogio ad Nemus. La gestuelle des personnages du carton, très présente et très démonstrative, s’inscrit dans la parfaite continuité des figures de la Vierge aux rochers ou de la Cène, alors que, dans le tableau du Louvre, le sens de l’image est révélé plus naturellement, par le mouvement des corps et l’expression des visages.
Ce carton n’a été ni perforé ni incisé et n’a donc pas servi. Sa composition a même été écartée de toute utilisation dans l’atelier. Contrairement aux autres compositions de la maturité de l’artiste, elle n’a jamais été reproduite par ses assistants dans le but d’en faire des copies. Seul Francesco Melzi a repris la figure de la Vierge dans son Vertumne et Pomone (Berlin, Gemäldegalerie). La seule vraie reprise connue est celle de Bernardino Luini, bien plus tardive, autour de 1530, dans une œuvre conservée à la Pinacothèque ambrosienne à Milan.
En 1501, un second carton plus abouti
Le second projet du maître est connu par la description de Fra’ Pietro da Novellara datant du 3 avril 1501. Nous connaissons deux études préparatoires à cette nouvelle disposition, qu’il convient de dater entre 1500 et 1501, juste après le premier essai du carton de Londres. Une première feuille conservée au Louvre garde encore le souvenir du carton de Londres, avec l’Enfant entre les bras de sa Mère, mais Léonard adopte une composition verticale et non plus horizontale. Il a hésité sur l’action de Jésus, à travers un exercice de componimento inculto, ce qui explique que les historiens n’aient pas vu les mêmes choses sur cette feuille. La photographie sous ultraviolets a toutefois permis de constater qu’il saisit un agneau. Un second dessin, conservé à Venise est encore plus proche de la solution finalement retenue.
Un doute subsiste sur le carton décrit par Fra’ Pietro : est-ce celui qui servit au tableau du Louvre ou ne serait-ce pas plutôt une précédente expérimentation qui aurait inspiré plusieurs copies, dont des tableaux de Brescianino (Madrid, musée du Prado) ? La seconde hypothèse est plausible car Fra’ Pietro précise que Marie est presque sur le point de se lever pour séparer son Fils de l’agneau, tout comme sainte Anne, qui semble vouloir l’en empêcher, deux attitudes imperceptibles dans l’œuvre finale. Fra’ Pietro note aussi que les personnages sont disposés « à main gauche », ce qui semble être l’inverse du sens du tableau.
Avec ce nouveau schéma, la composition paraît désormais plus naturelle et surtout plus fluide. L’unité de l’action est soutenue par la continuité des gestes des trois personnages. Le mouvement est amorcé par la position des corps, légèrement désaxés l’un par rapport à l’autre, afin de créer un subtil mouvement giratoire vers la gauche. Et il est amplifié par la liaison des membres des protagonistes : l’épaule gauche de sainte Anne se poursuit dans le bras gauche de la Vierge, qui trouve lui-même une continuité dans l’avant-bras du Christ. Une grande diagonale descend de la tête de sainte Anne jusqu’au corps de l’agneau, en passant par le bras de la Vierge. L’artiste revient finalement à la structure verticale et hiérarchisée du groupe, et il en tire parti pour accroître la force dramatique de sa composition. L’image symbolique est ainsi transformée en une véritable scène d’histoire, où la succession des générations révèle le dessein ultime de Dieu, l’Incarnation pour le sacrifice du Christ et le salut de l’humanité. Ce mystère est raconté avec simplicité et naturel, comme une scène de genre familiale où une grand-mère et sa fille observent le jeu en apparence innocent de l’Enfant.
Vers 1503, le tableau commencé
La réflectographie infrarouge du tableau du Louvre a révélé des traces de report d’un carton sur la préparation du panneau, selon la technique du spolvero. À plusieurs endroits, les contours de cette composition sous-jacente se distinguent de ceux de la peinture finale, mais correspondent exactement à ceux de plusieurs copies anciennes de la Sainte Anne, dont les différences avec l’original étaient incompréhensibles jusqu’alors. Ces œuvres s’avèrent reproduire le carton utilisé par Léonard pour commencer sa peinture. La plus précise est le carton que l’on appelle « Resta » car il appartenait au xviie siècle au padre Resta.
Par rapport aux possibles copies du carton de 1501, tels les tableaux de Brescianino, Léonard a atténué l’énergie du mouvement des protagonistes. La Vierge ne se lève plus vraiment pour retenir son Fils et sainte Anne n’a donc plus besoin d’arrêter autant sa fille. De l’index pointé vers le ciel dans le carton de Londres jusqu’aux deux mains retenant le buste de sa fille dans celui de 1501, il ne reste guère plus que de très discrets bouts de doigts, cachés dans le drapé arrière du manteau de la Vierge, un détail qui disparaîtra au cours de l’exécution de la peinture. La lecture théologique de Fra’ Pietro da Novellara, qui proposait de voir en sainte Anne un symbole de l’Église empêchant la Vierge de faire obstacle au sacrifice du Christ, n’est plus aussi évidente. Les figures forment désormais un groupe harmonieux qui révèle à la fois l’idée de la succession des générations et le sens de l’Histoire qui aboutit au sacrifice de Jésus et au salut de l’humanité. Et la prescience de ce mystère illumine d’un sourire les trois visages.
Nous conservons plusieurs dessins préparatoires à ce dernier carton, dont la technique est cohérente avec celle utilisée par Léonard à cette période, pierre noire ou sanguine sur papier préparé rouge. Trois feuilles (Windsor, Royal Library, RCIN 912538 et Venise, Gallerie dell’Accademia, inv. 217 et inv. 257) concernent l’Enfant Jésus : l’artiste y étudie l’ensemble de la jambe droite, qui assure la stabilité du personnage mais qui sera vouée à être à moitié cachée dans le tableau. Parfois, le corps est celui d’un garçon plus âgé que l’enfant de la peinture, avec une musculature plus développée, comme s’il s’agissait d’un travail d’après un modèle vivant, peut-être un jeune apprenti de l’atelier. On connaît aussi une très belle étude pour la tête de sainte Anne (Windsor, RCIN 912533) travaillée à la pierre noire avec un subtil travail d’estompe qui annonce les effets de sfumato du tableau. La mère de la Vierge a alors la tête recouverte par des voiles opaques, comme dans le carton Resta.
En, octobre 1503, lorsque Agostino Vespucci évoque la Sainte Anne inachevée, on peut supposer que Léonard avait reporté les contours de son carton préparatoire sur la préparation de son support de bois. La disposition des protagonistes était désormais fixée dans ses grandes lignes. Le dessin sous-jacent de la tête de sainte Anne, visible en réflectographie infrarouge, est plus détaillé que les autres contours. On voit clairement les voiles opaques prévus dans le carton. Cela conforte la précision du témoignage de Vespucci qui cite seulement la tête de la sainte. Comme on le verra, le maître a sans doute conservé une certaine liberté et n’a pas forcément confirmé tous les contours de son carton, notamment pour les draperies.
Avec l’ambitieuse entreprise de la Bataille d’Anghiari commencée fin 1503, il est fort possible que Léonard ait suspendu son travail sur la Sainte Anne. Le tableau présente en effet suffisamment de différences de détails avec le carton pour que l’on puisse imaginer une phase d’arrêt puis une reprise ultérieure.
Vers 1507, une Sainte Anne reprise pour Louis XII ?
C’est peut-être seulement en abandonnant Florence et l’exécution de la Bataille en mai 1506 que Léonard reprend l’ouvrage. À Milan, l’artiste n’avait un permis de séjour que de trois mois délivré par la Seigneurie de Florence, mais Charles d’Amboise, gouverneur du duché, le retient davantage, jusqu’à ce que le roi Louis XII exige le 12 janvier 1507 qu’il soit présent en permanence en Lombardie. Léonard demeure donc à Milan, mais un différend avec ses demi-frères au sujet de l’héritage de leur oncle le contraint à regagner momentanément Florence. Charles d’Amboise écrit à la Seigneurie de Florence le 15 août 1507, pour demander de faire revenir au plus vite Léonard car « il se trouve dans l’obligation de faire un tableau pour sa Majesté Très Chrétienne », il faut donc qu’il « puisse prestement finir l’entreprise qu’il a commencée ». Au début de l’année 1508, peu avant Pâques, Léonard commence à organiser son retour à Milan, en prévision de l’issue de son procès. Sont conservés dans le Codex Atlanticus trois brouillons de lettres adressées aux autorités françaises du duché, dans lesquelles il s’enquiert de son logement à Milan et de sa rémunération. Il tente aussi d’obtenir enfin la pleine possession d’un canal que lui a concédé le roi. Et, pour justifier une pension, il souligne qu’il a commencé à satisfaire le souverain en travaillant à « deux Notre Dame de grandeur différentes ». L’un des deux tableaux pourrait être la Sainte Anne inachevée que le maître aurait pu décider de reprendre, pour la destiner au souverain, lequel ne pouvait être que satisfait de ce thème honorant son épouse Anne de Bretagne.
Entre 1507 et 1519, un lent perfectionnement
Léonard demeure plusieurs années en Lombardie, de 1508 à septembre 1513, période durant laquelle il perçoit des versements d’argent du souverain. Vers 1507-1508, la Sainte Anne devait être encore simplement ébauchée. Les formes étaient sans doute désormais trop définies pour lui permettre d’envisager une transformation profonde de la composition, mais il pouvait néanmoins en modifier les ornements, en révisant notamment coiffures et draperies, et aussi la gestuelle des protagonistes. Une dizaine de dessins illustrent cette phase de renouvellement de l’invention du carton initial. Ces feuilles se distinguent par une technique très complexe et très originale. Léonard leur donne de la couleur et affine les transitions lumineuses, afin de produire un effet de sfumato proche de celui qu’il souhaite obtenir en peinture. Il marie pour cela la pierre noire à la sanguine et aux rehauts de blanc, fusionnant parfois le tout au moyen de lavis. Dans certains cas, il utilise des papiers colorés pour mieux travailler les contrastes de lumière ou les jeux de transparence. Ces dessins très picturaux ont un caractère foncièrement expérimental, et chaque feuille constitue une tentative particulière visant à mélanger les matières. Dans une feuille du Metropolitan Museum, Léonard imagine pour la Vierge une coiffure de tresses et de voiles transparents, disposés en plis froncés ou assemblés en turban sur le haut de la tête. Il modifie aussi son vêtement, désormais plus sophistiqué. Il dessine pour la manche de la robe, au niveau du bras droit qui occupe une place centrale et structure le mouvement en diagonale, un tissu léger et transparent animé de nombreux plis circulaires rendus avec virtuosité (Windsor, RCIN 912532). Pour le manteau (Paris, musée du Louvre, inv. 2257), il reprend le pli au niveau du haut de la cuisse et le retombé au niveau du dos, vivement animé par de savants plis arrondis qui donnent l’impression d’un enroulement continu de l’étoffe.
C’est peut-être lors de cette reprise de l’œuvre que Léonard a peint le vaste paysage de montagnes bordées de lacs, ainsi que la stratification rocheuse baignée par l’eau au premier plan. Plusieurs dessins de montagnes et de rochers ont peut-être été faits à cette occasion pour étudier le savant effet de perspective atmosphérique au loin et la structure de la roche.
Ce nouvel état de la composition va être copié par plusieurs assistants dans l’atelier. La plus belle et la plus célèbre de toutes ces reprises est celle conservée à Los Angeles (Hammer Museum), qui n’a pas été faite d’après le carton du tableau du Louvre, mais qui reproduit les contours modifiés par les nouveaux dessins. Dans cette image modernisée du carton, Léonard a fait disparaître tout geste de retenue de sainte Anne. Désormais, cette dernière est passive et laisse sa fille accepter par elle-même le destin tragique de son Fils. Léonard veut représenter le moment précis de la conversion de la Vierge, de sa retenue angoissée et mélancolique à sa soumission joyeuse.
D’autres copies nous permettent de comprendre les derniers changements imaginés plus tard par l’artiste. Celle des Offices à Florence montre par exemple une nouvelle disposition du manteau de la Vierge préparé par un dessin de Windsor qui constitue la solution finale reprise dans le tableau. Les dernières études, plus simples et tracées à la pierre noire, ont été faites en France, comme l’atteste le filigrane trouvé sur le papier (Windsor, RCIN 912526, 912527). Elles concernent les dernières modifications : la draperie bouffante de la robe de la Vierge dans son dos et la robe de sainte Anne qui est demeurée à l’état de sous-couche.
Au Clos-Lucé
La Sainte Anne fut admirée par le cardinal d’Aragon en octobre 1517 au château du Clos-Lucé, et entra ensuite dans la collection de François Ier, selon la biographie de Paolo Giovio rédigée vers 1525-1526. En 1519, Léonard mourut en laissant inachevé son chef-d’œuvre, le fruit de près de vingt de méditation et de perfectionnements. Les derniers coups de pinceau posés sur la robe de sainte Anne ont été découverts lors de la restauration de 2010-2012. Léonard n’avait pas non plus terminé la tête de Marie, au centre du tableau et au cœur de l’action. Il manque à sa carnation les transitions les plus raffinées de l’ombre à la lumière qui devaient animer son expression infiniment subtile, entre mélancolie et joie, ce moment fugace de transition des sentiments, l’essence de la vie qu’il chercha à recréer dans toutes ses œuvres par la puissance de son esprit et la magie de son pinceau.
(Texte de Vincent Delieuvin, juillet 2021)
Ce tableau fut commencé vers 1503 au moins, à Florence, puis fut conservé par Léonard de Vinci jusqu'à sa mort pour en poursuivre lentement l'exécution picturale, toujours inachevée en 1519 ; l'oeuvre fut très probablement acquise par François Ier en 1518.
Commentaire :
Une création florentine
Plusieurs documents permettent de situer la conception de la Sainte Anne à Florence, au tout début du xvie siècle. Le 27 mars 1501, la marquise Isabelle d’Este écrit au carme Fra’ Pietro da Novellara, qui réside alors à Florence, pour lui demander des informations au sujet de Léonard, qu’elle sollicite pour divers projets :
« Révérend Père, si Léonard florentin se retrouve à Florence, nous vous prions de vouloir vous informer sur sa vie, c’est-à-dire s’il a commencé quelque œuvre, comme on nous l’a indiqué, et de quelle œuvre il s’agit. »
Manifestement, la renommée d’un nouvel ouvrage de Léonard était parvenue jusqu’à Mantoue et Isabelle voulait donc en savoir davantage, sans doute dans l’espoir d’obtenir tout de même des œuvres du maître qu’elle désirait ardemment. Fra’ Pietro lui répond le 3 avril :
« La vie de Léonard est changeante et si fort indéterminée qu’il paraît vivre au jour le jour. Il a seulement fait depuis qu’il est à Florence l’esquisse d’un carton ; ce carton représente le Christ enfant âgé environ d’un an, qui, près de s’échapper des bras de sa mère, saisit un agneau et parait l’étreindre. La mère, se levant presque du giron de sainte Anne, saisit l’Enfant pour le séparer de l’agnelet (animal sacrificiel) qui signifie la Passion. Sainte Anne, se levant quelque peu de son séant, paraît vouloir retenir sa fille de séparer l’Enfant de l’agnelet, ce qui veut sans doute figurer l’Église, qui ne saurait vouloir que la Passion du Christ fût empêchée. Et ces figures ont la grandeur du naturel mais tiennent sur un petit carton parce qu’elles sont toutes ou assises ou courbées, et que l’une se tient quelque peu devant l’autre à main gauche. Et cette esquisse n’est pas encore finie. Il n’a rien fait d’autre, sinon que deux siens garçons tirent des copies et que lui y met parfois la main. Il s’adonne fort à la géométrie, souffre très mal le pinceau. »
Le 14 avril, Fra’ Pietro écrit une seconde lettre à la marquise, dans laquelle il évoque cette fois la Vierge aux fuseaux destinée à Florimond Robertet, et un engagement non précisé auprès du roi de France dont l’artiste souhaite s’acquitter en un mois. Ce témoignage devrait suffire à contester l’idée que la Sainte Anne fut demandée à l’artiste par Louis XII en 1499, une hypothèse qui s’est largement développée ces dernières années. Comment Fra’ Pietro, qui livre une longue description du carton de la Sainte Anne, aurait-il pu oublier de préciser à Isabelle d’Este que l’œuvre était destinée au roi de France, alors qu’il l’informe que la petite Vierge aux fuseaux est conçue pour « un certain Robertet » ? Comment expliquer aussi, quelques années plus tard, en janvier 1507, la réaction de Louis XII, lorsque après avoir admiré un petit tableau de Léonard à peine arrivé en France, il convoque l’ambassadeur de Florence, Francesco Pandolfini, pour l’aviser de son souhait d’obtenir à son tour une œuvre du maître, « de petits tableaux de Notre Dame » ou son portrait ? Le roi aurait-il donc oublié qu’il l’avait déjà sollicité pour la Sainte Anne en 1499 ? Il faut en fait abandonner définitivement l’idée que la Sainte Anne ait été commandée vers 1499 par le roi Louis XII.
Dans l’état actuel de nos connaissances, il est plus raisonnable de relier la Sainte Anne au contexte florentin, comme nous y invitent la lettre de Fra’ Pietro en 1501 et la biographie de Léonard par Giorgio Vasari, publiée en 1550 :
« Il revint à Florence, où il découvrit que les frères servites avaient confié à Filippino la commande du tableau de l’autel majeur de la Nunziata, ce pourquoi Lionardo fit savoir qu’il eût volontiers entrepris pareil ouvrage. D’où vient que Filippino, l’ayant appris, gracieux comme il l’était, se retira de l’affaire et que les frères, afin que Lionardo peignît le tableau, le prirent chez eux, réglant ses dépenses et celles de tous ses familiers. Et c’est ainsi qu’il les promena longtemps, et ne commença jamais rien. Entre-temps, il fit un carton où figuraient une Vierge et une sainte Anne avec un Christ, qui non seulement émerveilla tous les artistes, mais que, lorsqu’il fut fini, deux jours durant, les hommes et les femmes, les jeunes et les vieilles gens, ne cessèrent d’aller visiter dans la salle où il se trouvait, comme l’on se rend aux fêtes solennelles, afin de voir les merveilles de Lionardo, lesquelles frappèrent tout ce monde de stupeur. Pour ce que l’on voyait, sur le visage de cette Madone, tout cela qui, de simple et de beau, peut simplement et bellement revêtir de grâce une mère du Christ, car il voulait montrer la modestie, l’humilité, qui étaient celles d’une Vierge transportée d’allégresse à la vue de la beauté de son fils, qu’elle portait avec tendresse sur son sein, alors que de ses très chastes regards baissés elle suivait un saint Jean petit enfant qui s’en allait jouer avec un agneau, non sans le sourire d’une sainte Anne qui, comble de joie, voyait sa progéniture terrestre devenue céleste. Considérations, assurément, de l’intellect et du génie de Lionardo. »
Depuis le soulèvement des Florentins contre Gautier de Brienne, duc d’Athènes, le 26 juillet 1343, jour de la fête de sainte Anne, la cité vouait un culte particulier à la mère de la Vierge, considérée comme la protectrice de la République. Après l’exil des Médicis en 1494, les honneurs rendus à la sainte s’étaient de nouveau multipliés. L’œuvre de Léonard s’inscrit parfaitement dans ce contexte de restauration du gouvernement républicain, auquel l’artiste a participé avec l’exécution de la Bataille d’Anghiari dès 1503, et possiblement avec le Salvator mundi qui est une autre iconographie privilégiée par la République de Florence.
Les historiens ont échafaudé différentes hypothèses sur une possible commande florentine. Anciennement, on s’est appuyé sur la biographie de Vasari pour affirmer que Léonard avait conçu sa Sainte Anne pour le maître-autel de l’église de la Santissima Annunziata à Florence. Non seulement cette proposition est fondée sur une lecture erronée du texte, mais elle est aussi invalidée par les dimensions du retable construit dans l’église à partir de 1500 et qui devait accueillir des tableaux deux fois plus hauts que celui de Léonard. Il a également été imaginé que l’artiste avait peint la Sainte Anne pour la salle du Grand Conseil au palais de la Seigneurie. L’idée n’est guère convaincante car il serait étonnant qu’une commande aussi prestigieuse n’ait laissé aucune trace dans les archives de la ville. En outre, la peinture commencée en 1510 par Fra’ Bartolomeo pour ce lieu est à l’échelle de l’immense espace et mesure trois mètres de haut de plus que la Sainte Anne.
Le silence de Fra’ Pietro sur le commanditaire nous invite à penser que l’artiste a entrepris cette œuvre de sa propre initiative. À son retour à Florence en 1500, Léonard jouissait d’une extraordinaire réputation, après l’exécution de la monumentale Cène peinte à Santa Maria delle Grazie. Pour démontrer son génie et marquer sa place sur la scène artistique, il aurait judicieusement choisi ce sujet célébrant la République restaurée depuis le départ des Médicis en 1494.
Le carton de Londres et le tableau du Louvre, un débat historiographique
La Sainte Anne est l’une des compositions de l’artiste pour lesquelles nous conservons le plus grand nombre de feuilles préparatoires, ce qui permet de préciser les différentes étapes du projet. Sont conservés trois dessins de composition, le grand carton de Londres et treize études de détail. Il a régné une certaine confusion sur la datation de ces dessins préparatoires, comme du carton et de la peinture. En 2012, à l’occasion d’une exposition consacrée au tableau à peine restauré, nous avons proposé une reconstitution de cette longue gestation qui se fonde sur les documents d’archives, le classement des dessins préparatoires, l’étude scientifique du panneau du Louvre et l’analyse des copies. Nous en proposons ici la synthèse.
Des réflexions de Léonard sur le thème de sainte Anne, nous connaissons aujourd’hui deux compositions principales : le carton de la National Gallery à Londres et le tableau du Louvre. Le premier représente sainte Anne, la Vierge tenant entre ses bras son Fils qui bénit le petit saint Jean Baptiste. Dominant l’échange entre les deux enfants, la main gauche de sainte Anne indique le ciel. Par ce signe, elle révèle le sens profond de la bénédiction : l’acceptation par Jésus de son sacrifice, dont il confie l’annonce à saint Jean Baptiste, le dernier des prophètes, qui prépare la venue du Messie. La grand-mère observe sa fille et lui sourit pour l’inciter à approuver ce destin tragique. Car Marie soutient Jésus d’une façon ambiguë qui peut être interprétée comme un geste d’offrande aussi bien que de retenue. Seul son sourire indique qu’elle accepte la mort de son Fils pour le salut de l’humanité. Dans le tableau du Louvre, saint Jean Baptiste disparaît. L’Enfant Jésus est désormais à terre et saisit un agneau, animal destiné au sacrifice qui symbolise sa propre fin. Le mouvement de la Vierge est de nouveau indécis, entre offrande et retenue de sa progéniture.
L’historiographie a toujours retenu que le carton de Londres constituait un projet lié au tableau du Louvre, même si rien ne le prouve. Cela est tout à fait vraisemblable car l’échelle, l’éclairage et la signification des deux compositions sont similaires. Pendant longtemps, la lettre de Fra’ Pietro da Novellara décrivant, en avril 1501, une composition très proche de celle du tableau du Louvre a fourni un repère autour duquel on a placé fort logiquement les deux schémas : avant la lettre, le carton de Londres, de composition différente et jamais mis en peinture ; après la lettre, la peinture du Louvre, qui était considérée comme l’aboutissement du carton décrit par Fra’ Pietro.
Mais en 1950, Arthur E. Popham et Philip Pouncey ont prudemment avancé l’hypothèse selon laquelle le carton de Burlington House pouvait être un « subtil développement » de celui décrit en 1501. Ils proposèrent d’en situer l’exécution toujours à Florence, mais entre 1501 et 1505. Ils ont fondé leur argumentation principalement sur l’analyse du dessin préparatoire au carton de Londres, conservé au British Museum. Les deux auteurs ont souligné que les dessins techniques de roues dans ce dessin s’apparentaient à ceux que l’on trouve sur le folio 165 r du Codex Arundel et sur la feuille RL 12328 de Windsor, qu’ils datent vers 1505 en raison de la présence de croquis liés à la Bataille d’Anghiari. Dans leur hypothèse, le tableau du Louvre demeurait tout de même la conclusion de l’histoire, puisqu’ils en plaçaient l’exécution à Milan vers 1510. Carlo Pedretti a développé cette idée, allant jusqu’à dater le dessin du British Museum et le carton de Londres vers 1508-1509, tout comme la peinture. Il a insisté sur la comparaison des croquis techniques de la feuille du British Museum avec le Codex Arundel et avec d’autres études scientifiques du Manuscrit F comportant la date de 1508.
Ces rapprochements ont été très justement contestés, car Léonard a très bien pu ajouter dans un second temps les croquis techniques sur le dessin du British Museum. Par ailleurs, nous ne pouvons pas déterminer précisément les années durant lesquelles il s’est intéressé à la question des roues à engrenage. Même les historiens convaincus par la datation tardive du dessin du British Museum et du carton de Burlington House ont reconnu le caractère réfutable de l’argument des annotations techniques et ont préféré justifier leur position par l’analyse stylistique de l’œuvre, ce qui, cette fois encore, n’a conduit à aucun consensus.
Le déroulement de l’histoire de la Sainte Anne proposé par Popham et Pouncey puis Pedretti et par ceux qui ont suivi leur avis présente une succession des projets particulièrement complexe : Léonard aurait conçu en 1501 un carton à la composition très proche de celle du tableau du Louvre. Il l’aurait ensuite abandonné pour un nouveau schéma, le carton de Londres, élaboré entre 1501 et 1509. Et finalement, il l’aurait écarté au profit de la première idée, mise en peinture à partir de 1508-1510 dans le panneau du Louvre.
La découverte de la note d’Agostino Vespucci
La découverte en 2005 dans la bibliothèque de Heidelberg d’un document inédit attestant que la peinture était déjà commencée en octobre 1503 est venue mettre à mal l’hypothèse d’une datation tardive du carton de Londres. Il s’agit d’une note manuscrite d’Agostino Vespucci, collaborateur de Machiavel à la chancellerie de Florence. Vespucci connaissait certainement Léonard, pour lequel il traduisit un texte latin sur la bataille d’Anghiari. En lisant un passage des Lettres familières de Cicéron où il est fait allusion au peintre de l’Antiquité Apelle, qui avait laissé une peinture de Vénus inachevée, il nota dans la marge de son livre :
« Ainsi fait Léonard de Vinci dans toutes ses peintures. Comme est la Tête de Lisa del Giocondo, et celle d’Anne, mère de la Vierge. Nous verrons ce qu’il fera pour la salle du Grand Conseil dont il est déjà convenu avec le gonfalonier. Octobre 1503 »
Cette annotation a révélé une information essentielle pour l’histoire de la Sainte Anne, le début très précoce de son exécution, au plus tard en octobre 1503. Cela a permis d’infirmer l’idée alors admise depuis longtemps selon laquelle l’œuvre daterait de la seconde période milanaise de l’artiste, à partir de 1508. Désormais, on comprend que le maître passa plus de temps à peindre son tableau qu’à rechercher par le dessin la composition idéale. On avait en effet souvent supposé qu’il avait longuement hésité entre différents schémas, avant de peindre le panneau du Louvre.
Avec ce nouveau document, on peut persister, pour des raisons stylistiques, à dater le carton de Londres vers 1508, mais il faut croire alors que, tout en poursuivant l’exécution picturale du tableau du Louvre, le maître aurait imaginé une nouvelle composition sur le même thème, et qu’il ne l’aurait développée qu’au stade d’un carton inachevé. Le carton de Londres serait ainsi lié à un tout autre projet que celui de la Sainte Anne du Louvre.
Dans l’état actuel de nos connaissances, il nous semble plus raisonnable de penser que le carton de Londres est bien la première idée mise en œuvre par Léonard, vraisemblablement vers 1500, après son arrivée à Florence et avant avril 1501, date à laquelle il conçoit un carton de composition différente.
L’iconographie de sainte Anne tierce
Au cours des xiiie et xive siècles, l’intensification des débats sur la nature de la conception de Marie a favorisé l’essor du culte rendu à sa mère, sainte Anne. Outre les épisodes de la vie de la Vierge dans lesquels elle figure, apparaît aussi une image regroupant l’Enfant Jésus, sa mère et sa grand-mère. Selon les différentes traditions connues, sainte Anne mourut avant la naissance du Christ. Cette iconographie n’est donc pas historique mais symbolique. Elle inscrit l’Incarnation de Dieu au sein d’une lignée dont la sainteté est en quelque sorte révélée par l’analogie formelle avec la Trinité céleste composée de Dieu le Père, de son fils Jésus et de l’Esprit Saint, d’où l’appellation de « Sainte Anne trinitaire » qui fait toutefois l’objet de débats, certains privilégiant l’expression de « Sainte Anne tierce ».
Les premières représentations de sainte Anne tierce adoptent un schéma vertical très strict, avec les trois personnages imbriqués l’un derrière l’autre, ce qui constitue une démonstration théologique visuelle d’une conception miraculeuse sur deux générations. Avec le temps, la rigueur de composition des premières sainte Anne trinitaire s’assouplit, pour enrichir le sujet de nouveaux contenus. En déplaçant légèrement la Vierge sur un côté, l’Enfant peut désormais avoir un contact direct avec sa grand-mère. Une narration peut ainsi s’immiscer dans l’image et transforme le concept de Trinité terrestre en scène familiale. De l’introduction d’une action résulte un second schéma de composition, horizontal cette fois, qui pousse jusqu’au bout la tendance à désaxer la Vierge par rapport à sainte Anne. L’attention se concentre souvent sur un événement en apparence anecdotique de la vie quotidienne du petit Jésus, qui cache en réalité un message symbolique : l’apprentissage de la lecture est l’occasion de lui révéler sa Passion future, la pomme ou la grappe de raisin qu’on lui tend pour le nourrir sont des fruits symboliques de son nécessaire sacrifice.
Vers 1500, l’expérience du carton de Londres
Léonard se montre d’abord séduit par la clarté d’une disposition horizontale. Dans le carton de Londres, les corps et les têtes des deux mères sont placés à la même hauteur, mais l’artiste a assis la Vierge à moitié sur les jambes de sainte Anne, comme dans les compositions verticales. Ce renouvellement expérimental de l’iconographie traditionnelle par la fusion des deux schémas habituels transforme étrangement les deux mères en sœurs siamoises, d’autant que leurs visages paraissent également juvéniles. On décèle dans la structure de cette composition le souvenir des saintes conversations du Quattrocento. Les mouvements tournoyants de la Vierge, de l’Enfant Jésus et du Baptiste s’organisent en effet autour de la figure stable et centrale de sainte Anne. La pose de l’Enfant Jésus bénissant et allongé au-dessus des jambes de son aïeule est elle aussi caractéristique de ces anciens modèles. On la retrouve par exemple, dans la Pala Sforzesca, commandée en 1494 par Ludovic le More pour l’église milanaise de Sant’Ambrogio ad Nemus. La gestuelle des personnages du carton, très présente et très démonstrative, s’inscrit dans la parfaite continuité des figures de la Vierge aux rochers ou de la Cène, alors que, dans le tableau du Louvre, le sens de l’image est révélé plus naturellement, par le mouvement des corps et l’expression des visages.
Ce carton n’a été ni perforé ni incisé et n’a donc pas servi. Sa composition a même été écartée de toute utilisation dans l’atelier. Contrairement aux autres compositions de la maturité de l’artiste, elle n’a jamais été reproduite par ses assistants dans le but d’en faire des copies. Seul Francesco Melzi a repris la figure de la Vierge dans son Vertumne et Pomone (Berlin, Gemäldegalerie). La seule vraie reprise connue est celle de Bernardino Luini, bien plus tardive, autour de 1530, dans une œuvre conservée à la Pinacothèque ambrosienne à Milan.
En 1501, un second carton plus abouti
Le second projet du maître est connu par la description de Fra’ Pietro da Novellara datant du 3 avril 1501. Nous connaissons deux études préparatoires à cette nouvelle disposition, qu’il convient de dater entre 1500 et 1501, juste après le premier essai du carton de Londres. Une première feuille conservée au Louvre garde encore le souvenir du carton de Londres, avec l’Enfant entre les bras de sa Mère, mais Léonard adopte une composition verticale et non plus horizontale. Il a hésité sur l’action de Jésus, à travers un exercice de componimento inculto, ce qui explique que les historiens n’aient pas vu les mêmes choses sur cette feuille. La photographie sous ultraviolets a toutefois permis de constater qu’il saisit un agneau. Un second dessin, conservé à Venise est encore plus proche de la solution finalement retenue.
Un doute subsiste sur le carton décrit par Fra’ Pietro : est-ce celui qui servit au tableau du Louvre ou ne serait-ce pas plutôt une précédente expérimentation qui aurait inspiré plusieurs copies, dont des tableaux de Brescianino (Madrid, musée du Prado) ? La seconde hypothèse est plausible car Fra’ Pietro précise que Marie est presque sur le point de se lever pour séparer son Fils de l’agneau, tout comme sainte Anne, qui semble vouloir l’en empêcher, deux attitudes imperceptibles dans l’œuvre finale. Fra’ Pietro note aussi que les personnages sont disposés « à main gauche », ce qui semble être l’inverse du sens du tableau.
Avec ce nouveau schéma, la composition paraît désormais plus naturelle et surtout plus fluide. L’unité de l’action est soutenue par la continuité des gestes des trois personnages. Le mouvement est amorcé par la position des corps, légèrement désaxés l’un par rapport à l’autre, afin de créer un subtil mouvement giratoire vers la gauche. Et il est amplifié par la liaison des membres des protagonistes : l’épaule gauche de sainte Anne se poursuit dans le bras gauche de la Vierge, qui trouve lui-même une continuité dans l’avant-bras du Christ. Une grande diagonale descend de la tête de sainte Anne jusqu’au corps de l’agneau, en passant par le bras de la Vierge. L’artiste revient finalement à la structure verticale et hiérarchisée du groupe, et il en tire parti pour accroître la force dramatique de sa composition. L’image symbolique est ainsi transformée en une véritable scène d’histoire, où la succession des générations révèle le dessein ultime de Dieu, l’Incarnation pour le sacrifice du Christ et le salut de l’humanité. Ce mystère est raconté avec simplicité et naturel, comme une scène de genre familiale où une grand-mère et sa fille observent le jeu en apparence innocent de l’Enfant.
Vers 1503, le tableau commencé
La réflectographie infrarouge du tableau du Louvre a révélé des traces de report d’un carton sur la préparation du panneau, selon la technique du spolvero. À plusieurs endroits, les contours de cette composition sous-jacente se distinguent de ceux de la peinture finale, mais correspondent exactement à ceux de plusieurs copies anciennes de la Sainte Anne, dont les différences avec l’original étaient incompréhensibles jusqu’alors. Ces œuvres s’avèrent reproduire le carton utilisé par Léonard pour commencer sa peinture. La plus précise est le carton que l’on appelle « Resta » car il appartenait au xviie siècle au padre Resta.
Par rapport aux possibles copies du carton de 1501, tels les tableaux de Brescianino, Léonard a atténué l’énergie du mouvement des protagonistes. La Vierge ne se lève plus vraiment pour retenir son Fils et sainte Anne n’a donc plus besoin d’arrêter autant sa fille. De l’index pointé vers le ciel dans le carton de Londres jusqu’aux deux mains retenant le buste de sa fille dans celui de 1501, il ne reste guère plus que de très discrets bouts de doigts, cachés dans le drapé arrière du manteau de la Vierge, un détail qui disparaîtra au cours de l’exécution de la peinture. La lecture théologique de Fra’ Pietro da Novellara, qui proposait de voir en sainte Anne un symbole de l’Église empêchant la Vierge de faire obstacle au sacrifice du Christ, n’est plus aussi évidente. Les figures forment désormais un groupe harmonieux qui révèle à la fois l’idée de la succession des générations et le sens de l’Histoire qui aboutit au sacrifice de Jésus et au salut de l’humanité. Et la prescience de ce mystère illumine d’un sourire les trois visages.
Nous conservons plusieurs dessins préparatoires à ce dernier carton, dont la technique est cohérente avec celle utilisée par Léonard à cette période, pierre noire ou sanguine sur papier préparé rouge. Trois feuilles (Windsor, Royal Library, RCIN 912538 et Venise, Gallerie dell’Accademia, inv. 217 et inv. 257) concernent l’Enfant Jésus : l’artiste y étudie l’ensemble de la jambe droite, qui assure la stabilité du personnage mais qui sera vouée à être à moitié cachée dans le tableau. Parfois, le corps est celui d’un garçon plus âgé que l’enfant de la peinture, avec une musculature plus développée, comme s’il s’agissait d’un travail d’après un modèle vivant, peut-être un jeune apprenti de l’atelier. On connaît aussi une très belle étude pour la tête de sainte Anne (Windsor, RCIN 912533) travaillée à la pierre noire avec un subtil travail d’estompe qui annonce les effets de sfumato du tableau. La mère de la Vierge a alors la tête recouverte par des voiles opaques, comme dans le carton Resta.
En, octobre 1503, lorsque Agostino Vespucci évoque la Sainte Anne inachevée, on peut supposer que Léonard avait reporté les contours de son carton préparatoire sur la préparation de son support de bois. La disposition des protagonistes était désormais fixée dans ses grandes lignes. Le dessin sous-jacent de la tête de sainte Anne, visible en réflectographie infrarouge, est plus détaillé que les autres contours. On voit clairement les voiles opaques prévus dans le carton. Cela conforte la précision du témoignage de Vespucci qui cite seulement la tête de la sainte. Comme on le verra, le maître a sans doute conservé une certaine liberté et n’a pas forcément confirmé tous les contours de son carton, notamment pour les draperies.
Avec l’ambitieuse entreprise de la Bataille d’Anghiari commencée fin 1503, il est fort possible que Léonard ait suspendu son travail sur la Sainte Anne. Le tableau présente en effet suffisamment de différences de détails avec le carton pour que l’on puisse imaginer une phase d’arrêt puis une reprise ultérieure.
Vers 1507, une Sainte Anne reprise pour Louis XII ?
C’est peut-être seulement en abandonnant Florence et l’exécution de la Bataille en mai 1506 que Léonard reprend l’ouvrage. À Milan, l’artiste n’avait un permis de séjour que de trois mois délivré par la Seigneurie de Florence, mais Charles d’Amboise, gouverneur du duché, le retient davantage, jusqu’à ce que le roi Louis XII exige le 12 janvier 1507 qu’il soit présent en permanence en Lombardie. Léonard demeure donc à Milan, mais un différend avec ses demi-frères au sujet de l’héritage de leur oncle le contraint à regagner momentanément Florence. Charles d’Amboise écrit à la Seigneurie de Florence le 15 août 1507, pour demander de faire revenir au plus vite Léonard car « il se trouve dans l’obligation de faire un tableau pour sa Majesté Très Chrétienne », il faut donc qu’il « puisse prestement finir l’entreprise qu’il a commencée ». Au début de l’année 1508, peu avant Pâques, Léonard commence à organiser son retour à Milan, en prévision de l’issue de son procès. Sont conservés dans le Codex Atlanticus trois brouillons de lettres adressées aux autorités françaises du duché, dans lesquelles il s’enquiert de son logement à Milan et de sa rémunération. Il tente aussi d’obtenir enfin la pleine possession d’un canal que lui a concédé le roi. Et, pour justifier une pension, il souligne qu’il a commencé à satisfaire le souverain en travaillant à « deux Notre Dame de grandeur différentes ». L’un des deux tableaux pourrait être la Sainte Anne inachevée que le maître aurait pu décider de reprendre, pour la destiner au souverain, lequel ne pouvait être que satisfait de ce thème honorant son épouse Anne de Bretagne.
Entre 1507 et 1519, un lent perfectionnement
Léonard demeure plusieurs années en Lombardie, de 1508 à septembre 1513, période durant laquelle il perçoit des versements d’argent du souverain. Vers 1507-1508, la Sainte Anne devait être encore simplement ébauchée. Les formes étaient sans doute désormais trop définies pour lui permettre d’envisager une transformation profonde de la composition, mais il pouvait néanmoins en modifier les ornements, en révisant notamment coiffures et draperies, et aussi la gestuelle des protagonistes. Une dizaine de dessins illustrent cette phase de renouvellement de l’invention du carton initial. Ces feuilles se distinguent par une technique très complexe et très originale. Léonard leur donne de la couleur et affine les transitions lumineuses, afin de produire un effet de sfumato proche de celui qu’il souhaite obtenir en peinture. Il marie pour cela la pierre noire à la sanguine et aux rehauts de blanc, fusionnant parfois le tout au moyen de lavis. Dans certains cas, il utilise des papiers colorés pour mieux travailler les contrastes de lumière ou les jeux de transparence. Ces dessins très picturaux ont un caractère foncièrement expérimental, et chaque feuille constitue une tentative particulière visant à mélanger les matières. Dans une feuille du Metropolitan Museum, Léonard imagine pour la Vierge une coiffure de tresses et de voiles transparents, disposés en plis froncés ou assemblés en turban sur le haut de la tête. Il modifie aussi son vêtement, désormais plus sophistiqué. Il dessine pour la manche de la robe, au niveau du bras droit qui occupe une place centrale et structure le mouvement en diagonale, un tissu léger et transparent animé de nombreux plis circulaires rendus avec virtuosité (Windsor, RCIN 912532). Pour le manteau (Paris, musée du Louvre, inv. 2257), il reprend le pli au niveau du haut de la cuisse et le retombé au niveau du dos, vivement animé par de savants plis arrondis qui donnent l’impression d’un enroulement continu de l’étoffe.
C’est peut-être lors de cette reprise de l’œuvre que Léonard a peint le vaste paysage de montagnes bordées de lacs, ainsi que la stratification rocheuse baignée par l’eau au premier plan. Plusieurs dessins de montagnes et de rochers ont peut-être été faits à cette occasion pour étudier le savant effet de perspective atmosphérique au loin et la structure de la roche.
Ce nouvel état de la composition va être copié par plusieurs assistants dans l’atelier. La plus belle et la plus célèbre de toutes ces reprises est celle conservée à Los Angeles (Hammer Museum), qui n’a pas été faite d’après le carton du tableau du Louvre, mais qui reproduit les contours modifiés par les nouveaux dessins. Dans cette image modernisée du carton, Léonard a fait disparaître tout geste de retenue de sainte Anne. Désormais, cette dernière est passive et laisse sa fille accepter par elle-même le destin tragique de son Fils. Léonard veut représenter le moment précis de la conversion de la Vierge, de sa retenue angoissée et mélancolique à sa soumission joyeuse.
D’autres copies nous permettent de comprendre les derniers changements imaginés plus tard par l’artiste. Celle des Offices à Florence montre par exemple une nouvelle disposition du manteau de la Vierge préparé par un dessin de Windsor qui constitue la solution finale reprise dans le tableau. Les dernières études, plus simples et tracées à la pierre noire, ont été faites en France, comme l’atteste le filigrane trouvé sur le papier (Windsor, RCIN 912526, 912527). Elles concernent les dernières modifications : la draperie bouffante de la robe de la Vierge dans son dos et la robe de sainte Anne qui est demeurée à l’état de sous-couche.
Au Clos-Lucé
La Sainte Anne fut admirée par le cardinal d’Aragon en octobre 1517 au château du Clos-Lucé, et entra ensuite dans la collection de François Ier, selon la biographie de Paolo Giovio rédigée vers 1525-1526. En 1519, Léonard mourut en laissant inachevé son chef-d’œuvre, le fruit de près de vingt de méditation et de perfectionnements. Les derniers coups de pinceau posés sur la robe de sainte Anne ont été découverts lors de la restauration de 2010-2012. Léonard n’avait pas non plus terminé la tête de Marie, au centre du tableau et au cœur de l’action. Il manque à sa carnation les transitions les plus raffinées de l’ombre à la lumière qui devaient animer son expression infiniment subtile, entre mélancolie et joie, ce moment fugace de transition des sentiments, l’essence de la vie qu’il chercha à recréer dans toutes ses œuvres par la puissance de son esprit et la magie de son pinceau.
(Texte de Vincent Delieuvin, juillet 2021)
Détenteur précédent / commanditaire / dédicataire
Mode d’acquisition
ancienne collection royale/de la Couronne
Date d’acquisition
date : 1793
Propriétaire
Etat
Affectataire
Musée du Louvre, Département des Peintures
Localisation de l'œuvre
Emplacement actuel
Denon, [Peint] Salle 710 - Grande Galerie, Salle 710 - (2e travée)
Index
Mode d'acquisition
Bibliographie
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- Leonardo y la copia de Mona Lisa del Museo del Prado : nuevos planteamientos sobre las practicas del taller vinciano, cat. exp. (Madrid, Museo Nacional del Prado, 28 septembre 2021-23 janvier 2022), Madrid, Museo Nacional del Prado, 2021, p. 16, 107, ill.coul, n° 1
- Delieuvin, Vincent ; Franck, Louis (dir.), Léonard de Vinci, cat. exp. (Paris, musée du Louvre, 24 octobre 2019 - 24 février 2020), Paris, Louvre éditions ; Hazan, 2019, p. 68, 79, 122, 154, 238, 269, 270, 271-289, 291, 308, 312, 313, 316, 322, 324, 328, 335-337, 344, 358-369, 402, 420, ill. coul. p. 277, cat. 137
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Dernière mise à jour le 28.10.2021
Le contenu de cette notice ne reflète pas nécessairement le dernier état des connaissances
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